Découverte du buskatchi !
Des foules improbables venues à pied, en voiture, à
cheval (et ce n’est pas, dans le cas présent, juste une expression), un vallon
pelé coincé entre deux collines sur lesquelles elles se perchent, et en bas,
des centaines de cavaliers aux équipement hétéroclites allant du kalpak
kirghize au casque d’aviateur ou de pilote de char, des bottes traditionnelles
aux chaussures canard, des chevaux magnifiques aux harnachement ornés de perles
ou de rubans et aux couvertures splendidement colorées. Un énorme bélier
décapité qui chancelle au gré du galop du cheval qui le transporte dans les
mains de son maître et qu’une horde sauvage et fascinante tente de lui
arracher. La grappe hallucinante de cette masse cavalière qui se déplace comme
un seul être effrayant et saisissant dans les cris, les coups et la furie. Des
cravaches qui volent et s’abattent sur tout ce qui bouge, des bêtes et des
hommes qui chutent violemment, se relèvent hébétés et repartent à l’assaut….
Une mêlée immobile, furieuse et grouillante qui se transforme soudain en
cavalcade effrénée et en poursuite dantesque fonçant sur la foule qu’elle fend
et qui se met à galoper à son tour en tous sens pour fuir la charge. Des sabots
qui trépignent dans la poussière mélangés à des mains qui se tendent et se battent
pour ramasser la dépouille de l’infortuné ovin guillotiné dans un rituel
barbares qui touche à des temps immémoriaux…. Le buskatchi c’est une propulsion
dans un monde légendaire, brutal, bestial et magnifique de sauvagerie. Une
chute libre dans les dédales du temps ! Une atmosphère unique qui vous
prend et de laquelle vous ne seriez finalement même pas surpris de voir soudain
surgir les terrifiants cavaliers mongols déferlant sur le monde ! Un
buskatchi c’est tout simplement à vivre au moins une fois dans sa vie !
Et pourtant tout commence pour nous à Tashkent
lorsque nous montons dans le minibus que nous avons affrété à 7 profs de
l’école française pour nous rendre à cet évènement, loin des préoccupations
ordinaire du commun des touristes en contemplation devant les merveilles de
Samarcande et de Boukhara. C’est dans une excitation palpable que nous nous
réveillons. Un buskatchi, cela fait maintenant plus d’un an que nous en rêvons
et aujourd’hui, enfin, nous nous y rendons ! Nous ne savons pas exactement
ce que nous allons voir. Bien sûr nous savons en quoi consiste ce jeu ancestral
et emblématique de l’Asie Centrale, mais au fond de nous, nous devinons bien
que rien de ce que nous avons pu voir, lire ou entendre de peut nous avoir réellement
préparé à ce vers quoi nous nous dirigeons.
La matinée est froide en ce dimanche de décembre mais
le ciel est bleu et l’air chargé de cette brume frigorifique qui attend de se
dissiper aux premiers rayons du soleil. Nous quittons les barres d’immeubles
aux motifs colorés et fonçons droit sur les montagnes enneigées précédées d’une
zone de steppe qui commence à nous jeter dans l’ambiance. A Angren nous avons
rendez-vous avec un ouzbek francophone qui se chargera de nous guider jusqu’au
lieu de l’évènement… Seuls nous n’aurions pas trouvé sans doute ? Et
pourtant il nous aurait suffit de suivre ces camions déglingués chargés de
chevaux enfouis sous des couvertures comme on protège des trésors, et de leurs
cavaliers qui brandissent fièrement le poing et les casques comme des
gladiateurs qui partent au combat !
Quittant la « Nationale » nous nous
enfonçons dans la campagne vallonnée qui précède les montagnes qui luisent
d’une lumière bleutée sous leur encore mince manteau de neige pétrifié de
froid. Nous apercevons bientôt une colline hérissée de camions et de Lada aux
couleurs improbables, et d’une foule d’hommes à la recherche de l’emplacement
idéal. Notre route devient piste brinquebalante sur laquelle défile tout ce que
les environs comptent de population, les uns à pieds, les autres à cheval. La
tension et l’excitation sont palpables sur les visages, les attitudes, les
chevaux eux-mêmes sentent l’ambiance spéciale qui règne, trépignent,
hennissent, et c’est jusqu’aux Lada que l’on croirait voir se cabrer !!!
Nous voici à notre tour sur cette colline qui
précède un petit vallon pelé et caillouteux tandis que de l’autre côté une
autre colline pareillement colonisée sert déjà de gradin providentiel. Le
vallon lui-même est quand à lui parcouru par quelques dizaines de cavaliers de
tous horizons : ils viennent d’Ouzbékistan, du Kazakhstan ou du
Kirghizstan. Le buskatchi vaut bien ces centaines de kilomètres !!! Pour
nous, nous déambulons, éberlués au milieu de cette foule et de ces cavaliers
majestueux qui maîtrisent leurs montures mieux que nous ne maîtrisons nos
propres pieds ! Déjà pris par cette ambiance nous sentons bien que quelque
chose d’extraordinaire va se dérouler sous nos yeux ! L’ébahissement et la
magie de l’ambiance nous a fait descendre le vallon et nous sommes au milieu de
la masse des cavaliers fiers de poser sur leurs montures pour les photos que
nous sollicitons et tout heureux de faire cabrer leurs chevaux pour que l’image
soit plus valorisante encore.
Tout à coup un cri rauque et sauvage dans notre dos,
nous nous retournons et pour découvrir un cavalier aux yeux exorbités par son
cri lancé qui dans un galop effréné et un énorme bélier sans tête coincé sous
sa jambe et contre la selle nous fonce droit dessus. Immédiatement c’est toute
la foule des cavaliers qui entre en transe et se lance à sa poursuite se ruant
vers nous de tous les horizons… Pour nous c’est la fuite qui nous sort de la
trajectoire de cette première charge qui nous passe à quelques mètres suivie de
quelques secondes par la forte odeur du bélier… le ton est donné ! Nous
grimpons un flanc de colline pour rejoindre la foule et contempler, éberlués,
la grappe équestre qui se déplace au galop comme un essaim d’abeilles,
s’arrête, grouille dans un tumulte batailleur et soudain repart à la poursuite
de celui qui a su arracher la dépouille ovine à la meute et file avec. Ca
grimpe un flanc de colline, disparaît et soudain ressurgit pour redescendre au
galop et remonter l’autre flanc pour disparaître dans un autre vallon… Nous
hallucinons et sommes transportés par ce que nous voyons lorsqu’Ismat, un ami
ouzbek, nous annonce que ce n’est qu’un entraînement ou un échauffement !
le Buskatchi n’est pas commencé !!!!!
Et effectivement au fond du vallon d’autres cavaliers
sont occupés à disperser de la paille pour former 2 zones circulaires au
sol : ce sont les buts ! En effet on pourrait résumer les règles du
jeu comme ceci : 1) il n’y a aucune limite de terrain ; 2) le jeu
peut se jouer chacun pour sa peau ou en équipe (aujourd’hui ce sera chacun pour
soi) ; 3) il s’agira de réussir à s’emparer du bélier sans tête, de
l’extraire de la grappe et de déguerpir au triple galop pour aller déposer la
carcasse dans un cercle de paille ; 4) le cavalier qui y parvient gagne un
lot mis en jeu par l’organisateur du buskatchi, par ses invités ou par
n’importe qui d’autre ; 5) le jeu reprend et il faut transporter
l’infortunée bête sacrifiée à l’autre rond de paille et ainsi de suite jusqu’à
épuisement des lots ; 5) entre les deux tous les coups sont permis !
– En discutant nous apprenons que comme pour tous les sports il y a de
véritables « stars » du buskatchi, les cavaliers les plus habiles,
les plus intrépides et les plus fous ! Il faut dire que les lots peuvent
parfois être conséquents et il n’est pas si rare de pouvoir y gagner une
voiture ! Aujourd’hui nous verrons se gagner des vaches, poulains, télés,
etc… des lots non négligeables tout de même, c’est d’ailleurs pourquoi des
participants sont venus d’aussi loin ! Le buskatchi d’aujourd’hui est organisé
par une famille qui fête 2 grands évènements : une circoncision et
l’anniversaire d’un type qui a 53 ans, un age sacré puisque c’est celui de
Mahomet à sa mort !
Et puis ça y est, ça commence vraiment ! La
masse déjà impressionnante des cavaliers qui se disputaient âprement le bélier
devient considérable pour atteindre les 300 participants ! C’est une
immense mêlée qui s’est formée dont les bruit des sabots qui trépignent est
couvert par celui des cris sauvages et des coups de cravaches qui s’abattent sur
tout ce qui a apparence humaine, le tout dans un nuage de poussière inattendu
dans l’ambiance hivernale du vallon… Impossible de savoir ce qui se passe dans
cette orgie virile jusqu’à ce que tout à coup un type probablement roué de coup
parviennent à s’extirper de la masse le bélier sous la jambe en s’enfuyant non
pas vers le cercle de paille dont l’accès est barré par des dizaines de
cavaliers mais en escaladant le flanc de colline opposé au notre derrière
lequel il disparaît. Nous n’entendons plus que les cris et le grondement qui
nous parvient, on peut supposer que le fuyard a été rattrapé et qu’une nouvelle
mêlée s’est formée et que ça y barde gravement. Soudain pourtant la foule
s’écarte en courant et c’est à travers les voitures que l’essaim surgit
furieusement à la poursuite d’un nouveau fuyard qui dégringole la colline et
parvient à déposer le bélier dans la paille sous les acclamations de la
foule ! Quelle folie ! Le héro lève rageusement les bras au ciel et
accompagne un majestueux cavalier au kalpak kirghize et à la barbiche et
moustache blanches qui n’est autre que l’arbitre-chef du jour jusqu’à un camion
où est installée la sono qui annonce déjà le lot suivant, là on lui remet un
énorme carton contenant une télé qu’il emporte sur son cheval pour aller la
déposer auprès d’amis et de redescendre ventre à terre se jeter dans la partie
qui a déjà repris.
Les mêlées violentes succèdent aux mêlées
démentielles, les cavalcades effrénées aux chutes spectaculaires dont les
hommes se relèvent groggy et que les montures excitées s’enfuient au galop
poursuivies par d’autres cavaliers qui les rattrapent et les rapportent à leur
maître qui saute dessus pour retourner au combat ! Les cravaches s’abattent,
les visages s’ensanglantent et l’intensité monte sans cesse d’un cran
supplémentaire. Pour ma part je suis tellement fasciné que je ne peux
m’empêcher de descendre au fond de la cuvette pour m’approcher le plus possible
du cœur de l’action où je suis subjugué. Près de la mêlée si on regarde par en
dessous c’est une inextricable forêt de pattes qui trépignent et de bras qui se
baissent pour ramasser le trophée ovin ou pour abattre des cravaches sur ceux
qui s’y essaient. Les cris sont extraordinairement furieux, le sol fume. C’est
indescriptible ! Et puis soudain on perçoit un mouvement dans ce
grouillement qui s’ouvre pour laisser sortir le cavalier téméraire qui a20 mètres su
charger l’animal sous sa jambe et sous les coups pour prendre la poudre
d’escampette. Si c’est de mon côté que la meute s’ouvre il est temps pour moi
de prendre mes jambes à mon cou sur 10 ou 20 mètres, le temps de me
sortir de la trajectoire de ce cavalier poursuivi par les 300 autres. Le bruit
de la cavalcade est impressionnant mêlé qu’il est aux cris guerriers et rauques
de 300 fous à cheval, le sol tremble sous mes pieds, l’odeur des chevaux en
sueur se mêle à celle très forte du bélier mort qui m’attrape et me dépasse
comme les font les chevaux.
Une fois de plus la masse disparaît derrière la
colline, le son de la fureur seul nous parvient et soudain nous voyons la foule
s’écarter dans un sauve qui peut général pour laisser passer la charge furieuse
qui surgit entre les voitures en les frôlant, un fuyard au bélier en tête avec
des grappes de cavaliers accrochées à ses rênes, à la queue de son cheval ou
plus simplement à sa poursuite. Cette avalanche équestre se ruent dans la
pente, traverse le vallon et remonte l’autre versant pour fendre une autre
foule en débâcle et disparaître derrière d’autres Lada… Le bélier échappe alors
au fuyard et la bataille redevient statique et les coups redoublent jusqu’à ce
qu’un autre intrépide ne parvienne à voler la bête décapitée (mes observations
m’ont donné la certitude que cette décapitation n’a rien d’un quelconque rituel
mais a pour unique but d’éviter que l’animal qui brinqueballe de tous côtés
lors des cavalcades ne blesse les chevaux avec ses cornes). Un nouveau héro
parviendra à déposer la carcasse dans le cercle, un nouveau lot est mis en jeu
et la bataille reprendra !
Alors que je suis à 20mètres d’une mêlée je suis
intercepté par l’arbitre-chef qui me demande d’où je viens. De France ? Et
il m’empoigne le poignet pour me tirer derrière lui en remontant la pente, je
ne marche pas, je vole derrière son cheval, comme tiré par un tire fesse !
En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire je me retrouve devant la sono et
avec un micro sous le nez : ils veulent un discours ! me voilà
frais !!!... Entouré par une foule ouzbèque je me dispense d’essayer de
parler russe et leur fait un beau discours en français auquel ils ne
comprennent rien mais dans lequel je prends soin de placer régulièrement les
mots « ouzbek » et « ouzbékistan » puisqu’à chaque fois que
je les prononce j’ai droit à une ovation. Je crois que c’est fini mais non, un
interprète débarque et je suis bon pour un second discours immédiatement
traduit par l’autre. Et une fois terminé, on me brandit sous le nez une grande
tasse de vodka !!!.... C’est l’honneur dela Francequi est en
jeu ! Sous les acclamations je me la descends cul sec redoutant qu’on m’en
serve une seconde. Mais non, je suis libéré sous les tapes amicales dans le dos
tandis que le maître de cérémonie me glisse 10.000 soums (6 euros) dans la main
que dans un réflexe j’essaie de refuser, mais je comprends immédiatement que ça
le vexerait et le remercie donc.
Et de me replonger dans l’extraordinaire spectacle de ce jeu (sport ?) ancestral de mêlées en cavalcades nous laisse entrevoir les charges furieuses des hordes mongoles lorsqu’elles faisaient trembler le monde jusqu’en Europe !